21 juillet 2006

Et maintenant, le "précariat"...

Un article plus qu'intéressant paru dans la rubrique débats du Monde apportant un éclairage certain sur la société d'aujourd'hui qui, espérons le, ne sera pas celle de demain...


Le statut de l’emploi change et une ère nouvelle commence : le travail à n’importe quelles conditions


Comme la goutte d'eau qui fait déborder le vase, le contrat première embauche (CPE) a été l'occasion d'une prise de conscience de l'ampleur et de la gravité de la question de la précarité. Et le traitement d'une telle situation s'inscrit aujourd'hui dans une stratégie qui reconnaît la précarité, la généralise et tend à en faire un régime normal d'organisation du travail.
Pour le comprendre, il ne faut pas fixer l'attention exclusivement sur la mesure du CPE, car elle ne constituait en rien une innovation. C'est évident par rapport au contrat nouvelle embauche (CNE) qui inclut le même type de dérogation au droit du travail.

Mais il faut aussi y associer le volet emploi de la loi de cohésion sociale. Il institue toute une gamme d'emplois "aidés" qui sont programmés pour concerner 2 millions ou 3 millions de personnes. Il y a aussi la foule des stages. En juillet 2005, 800 000 stagiaires étaient affectés à des occupations dont le contenu oscille entre le stage bidon et l'emploi déguisé. Mais on doit encore inclure dans ce panorama un grand nombre des "services à la personne" récemment relancés par Jean-Louis Borloo, activités à temps partiel peu qualifiées et médiocrement payées.

Enfin les différentes formes dites "atypiques" de contrats (CDD, intérim, emplois à temps partiel) sont en progression constante. Si elles demeurent minoritaires en termes de stocks (il y a encore une majorité de CDI), pour les entrées sur le marché du travail, c'est tout le contraire.

Le CPE ne représentait ainsi que la facette la plus récente que l'on a tenté de poser sur l'iceberg de la précarité. A tel point qu'il est peut-être temps aujourd'hui de commencer à repenser la précarité. On a eu souvent tendance à se la représenter comme une situation atypique, plus ou moins marginale par rapport au marché régulier du travail, et le plus souvent provisoire.

La précarité serait alors une étape dans un parcours professionnel. Mais si elle était en train de devenir un état ? Un nombre croissant de gens passent de stage en stage ou d'occupation provisoire en occupation provisoire, coupées de périodes plus ou moins longues de chômage. Il peut donc y avoir une consistance de la précarité. Elle devient un régime de croisière, ou une condition permanente, ou un registre "régulier" de l'organisation du travail.

Ce statut paradoxal du "précariat" (une précarité permanente) tient au fait qu'il y a du non-emploi de masse qui n'est plus à proprement parler du chômage, si l'on appelle chômage une situation de privation d'emploi dans laquelle il y a des "demandeurs d'emplois" attendant de trouver un emploi.

Depuis une vingtaine d'années s'est constitué dans notre société un volant, représentant de l'ordre de 10 % de la population active, qui n'a pas d'emploi et qui, si toutes choses demeurent égales par ailleurs, n'aura pas d'emploi. En effet, le régime actuel du capitalisme, qui crée beaucoup de richesses, est incapable de produire le plein emploi. Il produirait plutôt un déficit d'emplois assurés de leur durée (CDI), garantis par le droit du travail et donnant accès à toutes les prérogatives de la protection sociale.

Que faire face à cette situation qui laissée à elle-même impliquerait la pérennité d'un non-emploi de masse ? La stratégie dont le CPE n'était qu'un élément propose une réponse qui a sa cohérence : à défaut d'aller vers le plein emploi proprement dit, grignoter le non-emploi en faisant reconnaître comme emplois des activités en deçà de l'emploi classique. C'est donner un statut à la précarité, ou institutionnaliser des manières de travailler qui ne saturent pas les prérogatives rattachées au statut de l'emploi.

Parallèlement, une pression s'exerce pour valoriser le travail pour le travail et stigmatiser l'inactivité, baptisée oisiveté. Il faut absolument travailler, sans être trop regardant sur la qualité du travail et la manière dont il est rétribué et protégé.

Le but est de promouvoir une société de pleine activité (une "société active"), très différente d'une société de plein emploi : tout faire pour ne pas être un "mauvais pauvre", disqualification séculaire attachée à tous ceux qui, étant aptes au travail n'arrivent pas à travailler. Pour ne pas être un "mauvais pauvre", il faut accepter de travailler à n'importe quelle condition, quitte à devenir un working poor.

Ce qui opère à travers ces stratégies, c'est la subversion de la notion d'emploi. Si le statut de l'emploi est déstabilisé dans sa structure, contourné et concurrencé de toutes parts à travers des formes de plus en plus nombreuses d'organisation du travail "atypiques", c'est ce statut lui-même qui risque de devenir "atypique".

Est-ce le sens de l'histoire dans laquelle est désormais engagé le travail ? L'ampleur des réactions de rejet que vient de susciter le CPE montre qu'il y a en France de larges catégories de la population qui refusent que le précariat soit leur avenir. Comment casser la dynamique qui y conduit ?

On ne peut se contenter de défendre en l'état le statut de l'emploi né du compromis social qui s'était constitué sous le capitalisme industriel. Les garanties du droit social et de la protection sociale ne peuvent plus s'accrocher uniquement au travail stable, parce qu'il peut être nécessaire de changer d'emploi, de passer par des périodes d'alternance entre deux emplois, de s'adapter à des emplois nouveaux, etc. Articuler la mobilité (ou la flexibilité) avec la protection des travailleurs, c'est le défi que nous avons à relever.

Il s'agit en somme d'élaborer un nouveau compromis social entre les intérêts des entreprises mesurés en termes de productivité et de compétitivité (incluant la flexibilité lorsqu'elle est techniquement nécessaire) et les intérêts des salariés, mesurés en termes de sécurité, de protection et de revenus. Au-delà des mesures sectorielles, c'est le seul antidote sérieux face à la précarisation, et c'est le sens du débat actuellement ouvert sur la sécurisation des parcours professionnels.

Le CPE étant maintenant derrière nous, la prise de conscience qu'il a permise et les forces sociales qu'il a mobilisées doivent continuer à peser pour imposer cette redistribution plus équitable, tant des sacrifices à consentir que des bénéfices à retirer des nouvelles exigences de l'organisation du travail, à travers la négociation de ce nouveau compromis social entre mobilité et sécurité.

Robert Castel
Article paru dans l'édition du 29.04.06

Robert Castel est directeur d’études à l’EHESS et auteur notamment d'un ouvrage intitulé "L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?" paru au Seuil.

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