19 septembre 2006

OGM: l'Argentine, un cas d'école

En 1996, la multinationale Monsanto introduisait en Argentine ses semences de soja transgénique. Dix ans après, le pays peut tirer le bilan des OGM : boom économique d’un côté, catastrophe sociale, sanitaire et écologique de l’autre.

par Pierre-Ludovic Viollat

Les habitants de Puerto San Martín, en Argentine, vivent au rythme des récoltes de soja. De mars à juin, comme chaque année maintenant, il leur est difficile de circuler dans certaines parties de la ville. Des camions chargés du précieux oléagineux envahissent les grands axes de ce port situé sur le fleuve Paraná, d’où partent quelque 70 % des exportations de soja. Personne ne s’en plaint : l’activité assure le développement de la région et l’emploi. Ainsi, la puissante Coopérative de travaux portuaires réfléchit en permanence aux investissements nécessaires à son essor. Son président, M. Herme Juarez, sait à quoi s’attendre pour l’avenir : « Beaucoup de travail. Toujours plus de travail. C’est impressionnant ! » Le soja, c’est la success story de tout le pays. Ou plutôt conviendrait-il de préciser : le soja transgénique. Car, aujourd’hui, la quasi-totalité de la production argentine de soja appartient à cette variété.

L’histoire a commencé en 1996 lorsque la transnationale américaine Monsanto a introduit le fameux soja Roundup Ready (RR) en Argentine. Sa particularité est de posséder un gène qui lui permet de résister à un puissant herbicide développé également par Monsanto, le Roundup. L’argument de vente est simple : moins de pulvérisations nécessaires, moins de dépenses et plus de rendements.

En quelques années, le soja RR va connaître un essor exponentiel, planifié par la firme américaine. « Dès le départ, l’Argentine a été choisie par Monsanto pour expérimenter massivement la production de ses semences transgéniques, explique M. Jorge Rulli, fondateur du Groupe de réflexion rurale. La multinationale n’a pas fait breveter ses semences dans notre pays. De cette façon, les gens se sont passé les graines les uns aux autres, et le périmètre du soja transgénique s’est étendu rapidement. » Ce qui arrangeait tout de même les affaires du géant américain, puisque les agriculteurs devaient lui acheter son herbicide. Mais l’entreprise ne s’est pas arrêtée là pour assurer le succès de ses nouvelles semences : « Elle a vendu ici son herbicide au tiers de la valeur pratiquée dans les autres pays. Les associations d’agriculteurs américains ont alors dit que Monsanto subventionnait les Argentins. C’était la vérité : nous étions subventionnés. »

Des facteurs externes vont aider au développement rapide du soja génétiquement modifié (GM). Tout d’abord, la préoccupante érosion des sols observée dans la Pampa, la région la plus fertile du pays. Le soja de Monsanto est cultivé sans recours au labour, ce qui apporte une solution à court terme. Ensuite, la crise de la vache folle en Europe. Le remplacement des farines animales par des tourteaux de soja fait grimper les cours de l’oléagineux, suscitant l’intérêt des agriculteurs argentins. Enfin, à partir de janvier 2002, la dévaluation du peso de 70 %, combinée à une flambée des cours mondiaux exprimés en dollars - flambée due notamment à la demande croissante de la Chine -, transforme l’oléagineux en poule aux œufs d’or.

Ruée vers l’« or vert »

En quelques années, l’agriculture argentine a ainsi complètement changé de visage. La ruée vers l’« or vert » a fait du soja la première culture du pays : alors qu’il couvrait, au moment de l’arrivée des semences GM en 1996, quelque six millions d’hectares, il en occupe aujourd’hui 15,2 millions, soit plus de la moitié des terres cultivables [1]. Dix ans après l’introduction de la variété transgénique dans le pays, un premier bilan peut être réalisé. Et il n’est certainement pas aussi positif que l’Argentine aimerait à le penser. Premier problème majeur : la déforestation. « Le soja transgénique n’est qu’un nouveau chapitre de l’expansion de l’agriculture industrielle, mais c’est le plus puissant et le plus sauvage, décrit M. Emiliano Ezcurra, directeur de campagne de Greenpeace en Argentine. La déforestation actuelle est bien plus rapide que celles dues à la “fièvre du coton” ou à la “fièvre de la canne à sucre”. Les bulldozers rasent littéralement les bois. »

La plus grave conséquence de l’arrivée du soja GM n’est pourtant pas là. Pour le cultiver, les agriculteurs n’ont recours qu’à un seul herbicide : le glyphosate, commercialisé notamment par Monsanto sous le nom de Roundup. Dans sa fiche consacrée à ce produit, la très officielle Agence américaine de protection de l’environnement (US Environmental Protection Agency, EPA) détaille les effets nocifs sur la santé que pourrait provoquer l’exposition à de fortes doses : « Congestion des poumons, accélération du rythme de la respiration » à court terme, « endommagement des reins, effets sur la reproduction » à long terme [2].

Médecin à Buenos Aires, le docteur Jorge Kaczewer en pointe également les dangers. Répertoriant soigneusement depuis plusieurs années les travaux scientifiques explorant les effets négatifs du glyphosate sur la santé, il tient une liste à la disposition de ses visiteurs. Parmi les symptômes d’un empoisonnement dû à l’herbicide, il note : « Irritations de la peau et des yeux, nausées et étourdissements, œdème pulmonaire, baisse de pression sanguine, réactions allergiques, douleurs abdominales, perte massive de liquide gastro-intestinal, vomissements, perte de conscience, destruction de globules rouges, électrocardiogrammes anormaux, dégât ou défaut des reins [3] ».

Subtilité importante : le glyphosate vendu aux agriculteurs n’est pas pur. « Dans les formules commerciales, des ingrédients inertes sont ajoutés pour que le produit pénètre mieux dans la plante », précise M. Kaczewer. Ces ingrédients-là peuvent aussi avoir des conséquences sur la santé. Mais ce qui préoccupe le médecin, c’est leur combinaison avec le glyphosate. « Il se crée une synergie qui produit des symptômes nouveaux, non explicables par la symptomatologie de chacun des produits. »

Au début, les épandages d’herbicide s’effectuaient par avion. Avec cette technique, la dispersion des produits chimiques ne s’arrêtait pas à la limite des champs, mais touchait un périmètre alentour de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de mètres. Ce qui avait pour conséquence de tuer les autres cultures voisines non résistantes au glyphosate, et surtout d’affecter la population, les champs se trouvant à quelques mètres seulement des habitations. Si, aujourd’hui, des machines au sol remplacent progressivement l’avion, les ouvriers agricoles, eux, continuent à travailler pieds nus et sans gants, par manque de moyens. « Un de mes patients, en traitement depuis un mois déjà, n’arrive pas encore à récupérer la peau de ses pieds, raconte le docteur Darío Gianfelici, médecin de la petite ville de Cerrito, située au cœur d’une campagne plantée de soja. Personne ne se protège. Les gens ne comprennent pas. »

Difficile en effet de faire passer le message. Est-ce son statut d’ancien directeur d’hôpital qui permet à ce médecin de témoigner ? Ses confrères, en tout cas, ne veulent pas d’ennuis et rechignent à s’exprimer sur ce sujet. « Il y a quelques années, précise M. Gianfelici, le secrétariat à la santé de la province m’a appelé de nombreuses fois pour me menacer : j’allais avoir de gros problèmes si je continuais à parler. » Le médecin persiste pourtant à prendre la parole, lors de conférences où il est invité. Mais il sait maintenant que Monsanto passe parfois derrière lui. « Deux ou trois mois après avoir fait un exposé dans une ville du sud de la province, j’ai appris que Monsanto organisait une autre conférence : message contraire au mien, élaboré par un professionnel de la communication et un graphiste, présence d’ingénieurs venus d’Europe, distribution de crayons, tee-shirts et petits drapeaux aux couleurs de la marque... C’est contre cela que nous devons nous battre. »

Les agriculteurs, eux, s’inquiètent d’autres problèmes. Ils assistent à la concentration des terres, qui s’est fortement accélérée avec les OGM. « Pendant que le volume de production du soja augmente, nous nous retrouvons avec de moins en moins d’exploitations, commente M. Alfredo Bel, ingénieur agronome de la Fédération agraire argentine (FAA). Le soja exclut les petits et moyens producteurs. » Le nombre d’exploitations dans le pays est tombé de 422 000 à 318 000 entre 1988 et 2002 - soit une réduction de 25 %.

L’érosion du sol redevient par ailleurs un sujet préoccupant. M. Walter Pengue, ingénieur agronome à l’université de Buenos Aires, et M. Miguel Altieri, de l’université de Berkeley, ont exposé dans un article le désastre provoqué en Amérique latine par la culture du soja transgénique. « En Argentine, notent les deux universitaires, sa culture intensive a mené à un épuisement massif des éléments nutritifs du sol. On estime que la production continue de soja a extrait environ un million de tonnes d’azote et 227 000 tonnes de phosphore en 2003. Compenser une telle perte avec des engrais coûterait, selon des évaluations, 910 millions de dollars [4]. »

Les deux chercheurs mettent également en pièces l’argument de Monsanto selon lequel le soja GM réclame peu de pulvérisations de son herbicide. « Alors que les promoteurs des biotechnologies prétendent qu’une seule application de Roundup est nécessaire pour le contrôle des mauvaises herbes sur une saison entière, des études montrent que, dans les régions de soja transgénique, le volume total et le nombre d’applications de l’herbicide ont augmenté [5]. »

L’absence de rotation des cultures - qui entraîne l’utilisation année après année du même herbicide -, combinée à une augmentation régulière du volume appliqué, a une conséquence inévitable : le développement d’une résistance à l’herbicide par les mauvaises herbes. « Dans la Pampa, huit espèces de mauvaises herbes (...) montrent déjà une résistance au glyphosate », d’après les recherches de M. Pengue. Le cercle vicieux commence ici. Car, pour combattre la capacité d’adaptation de la nature, il faudra augmenter toujours plus la consommation d’herbicide... Jusqu’à ce que Monsanto ou une compagnie concurrente mette sur le marché un nouveau produit, plus puissant, et probablement plus dangereux.

Un rapport jubilatoire...

Sans mesures radicales, la tache de soja transgénique continuera à se répandre dans le pays. D’après les derniers chiffres disponibles, la superficie semée de cette culture augmentera en 2006 de 5,6 % par rapport à 2005. Les promoteurs mondiaux des OGM s’en réjouissent. Ainsi, M. Clive James, président de l’International Service for the Acquisition of Agri-Biotech Applications (ISAAA), organisation favorable aux cultures transgéniques, jubile dans son dernier rapport annuel : « L’impact collectif croissant des cinq principaux pays en voie de développement est une tendance continue importante ayant des implications pour la future adoption et acceptation des cultures biotechnologiques dans le monde entier. » Le message est clair : le développement des cultures transgéniques là où elles sont autorisées doit être massif pour renforcer la pression sur les pays qui disent encore non aux OGM.

Le développement des nouvelles technologies agricoles fondées sur la génétique répond à un impératif de profit. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), dont l’objectif est de libérer la planète du fléau de la famine, le souligne elle-même dans ses travaux. Si elle reconnaît que les OGM pourraient être un outil de lutte contre la faim, elle déplore fortement qu’ils ne soient pas utilisés en tant que tel, après une décennie d’existence. Dans son rapport annuel 2003-2004, dont le thème central était les biotechnologies agricoles, la FAO réprouve le seul développement des OGM à des fins commerciales : « Les recherches sur les cultures transgéniques sont, pour la majorité, le fait de sociétés privées transnationales. Cette situation est lourde de conséquences pour le type de recherches effectivement engagées, ainsi que pour les produits élaborés. (...) Les plantes et les caractéristiques présentant un intérêt pour les pauvres sont dédaignées [6]. »

Cette logique commerciale, les agriculteurs argentins semblent la découvrir. Ils font l’objet de pressions de la part de Monsanto. Maintenant que ses cultures transgéniques ont envahi le pays, le géant américain réclame aux Argentins de payer les royalties sur ses semences, et engage déjà contre eux des actions en justice devant des tribunaux étrangers. Le piège s’est refermé.


NOTES:
[1] Chiffres officiels de la campagne agricole 2005-2006, Secretaría de agricultura, ganadería, pesca y alimentos de la República Argentina, 16 janvier 2006.
[2] www.epa.gov/safewater/dwh /c-soc/gl....
[3] On retrouve les mêmes symptômes chez les paysans colombiens victimes des épandages de glyphosate sur les plantations de coca.
[4] Miguel A. Altieri et Walter A. Pengue, « GM soya disaster in Latin America : Hunger, deforestation and socio-ecological devastation », Institute of Science in Society, Londres, 6 septembre 2005.
[5] Sur ce sujet, voir les travaux aux Etats-Unis de Charles Benbrook, notamment le document précurseur suivant : Charles M. Benbrook, « Troubled times amid commercial success for roundup ready soybeans. Glyphosate efficacy is slipping and unstable transgene expression erodes plant defenses and yields », Northwest Science and Environmental Policy Center, Sandpoint (Idaho), 3 mai 2001.
[6] FAO, « La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture. Les biotechnologies agricoles : une réponse aux besoins des plus démunis ? », Rome, 2004.

RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine
URL: http://risal.collectifs.net/
Source : TOUS DROITS RÉSERVÉS © Le Monde diplomatique (www.monde-diplomatique.fr/), avril 2006.

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